Je n’entends plus le bruit des hommes, mais je saisis le bruit des flots.
C’est ainsi qu’entre 1895 et 1907, l’abbé Fouré, inspiré par la « grande voix » de la mer, sculpta la falaise malouine, un étrange musée de granit, chef d’oeuvre de l’art brut, qui menace de bientôt disparaître. C’est à Rothéneuf, quartier paisible à l’est de Saint-Malo, qu’Adolfe Fouré se retire en octobre 1894. Après 30 ans de bon et loyal sacerdoce, il vient d’être remercié par l’Église. Officiellement pour « dureté d’oreille », officieusement, sa hiérarchie aurait trouvé le brave homme un tantinet trop remuant.
A 55 ans, il se retrouve donc à Rothéneuf où il assiste le curé de la paroisse. Mais, livre-t-il dans une des innombrables interviews, « ce n’est guère une occupation suffisante ». « Alors j’ai eu l’idée de m’en aller sur la falaise, en tête à tête avec la mer, ma vieille amie. ( ?) Et je me suis mis, tous les jours, à piquer de la pierre. D’abord, les enfants du pays, encouragés par leurs parents, m’ont poursuivi de leur méchanceté. Toutes les nuits, ils détruisaient à coups de marteau mon travail de la veille. » Et puis, progressivement, celui qu’on voyait comme « déjanté et un peu fou » est devenu « le bienfaiteur de Rothéneuf », raconte Joëlle Jouneau, qui s’est prise de passion pour ce personnage. Elle a créé une association -Les amis de l’oeuvre de l’abbé Fouré- et a tenté de comprendre qui était vraiment « l’ermite de Rothéneuf » comme il se surnommait lui-même. Qu’il pleuve ou qu’il vente, chaque jour, les villageois pouvaient apercevoir sa silhouette familière et son inséparable chapeau romain emprunter le sentier des chèvres et crapahuter à travers les ajoncs, la soutane relevée.
Patrimoine en péril
Solitaire, l’ermite reçoit pourtant des visiteurs de plus en plus nombreux car le tramway transforme alors le petit village de pêcheurs en une station balnéaire. Il prend régulièrement la pose et fait imprimer des milliers de cartes postales de ses rochers sculptés. Les autographes sont gracieux, mais ça et là, des troncs rappellent aux admirateurs que l’obole est la bienvenue. Depuis sa mort en 1910, la photo a bien changé. D’abord, les revenus de l’oeuvre, initialement destinés aux pauvres, sont collectés par une société commerciale privée, qui fait payer 2,50 euros le droit de passage vers la pointe de la Haye, la plus riche en sculptures, pourtant accessible directement par la plage à marée basse. La pointe du Christ est elle ouverte à tous. Ensuite, sur les près de 300 figures de pierre recensées sur les cartes postales, trois quarts ont disparu, notamment celles qui étaient scellées avec du ciment sur la falaise.
Et là, racontait l’abbé, « souvent après avoir longuement regardé un amoncellement de granit, tandis que la mer faisait entendre sa grande voix et berçait ma rêverie, je finissais par voir en pensée se dessiner un sujet dans une pierre. Alors (…) je me mettais résolument à l’ouvrage: sujets religieux ou profanes se succédaient tour à tour sous mon ciseau. » Dragons volants, saints bretons ou épisode de la guerre des Boers, le vieux prêtre, tantôt couché sur la roche, tantôt perché sur son échelle rustique, construit un monde bien à lui où il alterne histoire religieuse et patriotique. Et le quart restant peine à survivre : entre les lichens, les racines qui font éclater la roche, le vent, la mer ou le piétinement des visiteurs, le granite s’effrite chaque jour un peu plus.
Joëlle Jouneau reste préoccupée par la préservation de « ce patrimoine exceptionnel ». « Si on ne réagit pas tout de suite », s’alarme-t-elle, « on est sur le point de le perdre. »
Source :
L’Express, 10/07/2017